Vasarely, d’un art programmatique au numérique

Du 17 juin au 22 octobre 2023

Victor Vasarely (1906-1997) est l’un des peintres de l’abstraction géométrique les plus célèbres en France et à travers le monde. Consacré par les Américains comme le chef de file de l'Op art dans les années 1960, chantre de la diffusion des images par la voix des multiples dans les années 1970, Vasarely a su captiver l’intérêt de ses contemporains et a marqué durablement l’histoire de l’art. De la mode au design, en passant par le graphisme et l’architecture, aucune discipline n’a échappé à l’influence du plasticien formé à la publicité.

Cette exposition propose de découvrir, parmi le large spectre d'œuvres de Vasarely, un ensemble d’études, de peintures et de multiples qui témoigne de son indéfectible volonté de produire et de partager un art destiné à un toujours plus grand nombre. À l’heure des premiers ordinateurs, il propose son Alphabet plastique hérité du Bauhaus, breveté en 1959, associant des formes simples aux couleurs primaires et une géométrie binaire cercle/carré, pour développer un langage plastique basé sur des algorithmes. Ses recherches préfigurent ce que l’on nommera plus tard le Computer Art mais aussi les technologies, aujourd'hui intégrées à notre quotidien, que sont la réalité augmentée et la 4D, appliquées au cinéma, au jeu virtuel comme à l’art.

Six artistes contemporains du numérique – Daniel Canogar, Miguel Chevalier, Pascal Dombis, Dominique Pétrin, Sabrina Ratté et Flavien Théry – ont été invités à faire dialoguer leurs œuvres avec celles de Vasarely afin de montrer la vivacité des recherches plastiques et technologiques initiées par celui-ci il y a plus de soixante-dix ans.

UNE ENFANCE DANS LA MITTELEUROPA

Sándor Bortnyik (à gauche de dos) avec ses étudiants au Muhely (Budapest), parmi lesquels, Gyozo Vásárhelyi (à gauche) et Claire Spinner (3e en partant de la droite), 1929.Sándor Bortnyik (à gauche de dos) avec ses étudiants au Muhely (Budapest), parmi lesquels,
Gyozo Vásárhelyi (à gauche) et Claire Spinner (3e en partant de la droite), 1929.
© Droits réservés – Collection László Borbély

Victor Vasarely a vu le jour le 9 avril 1906 à Pécs, alors en Autriche-Hongrie. II passe une enfance heureuse à Pöstyén (Piešťany) dans l’actuelle Slovaquie mais la Grande Guerre transforme la Mitteleuropa en un territoire aux frontières mouvantes. En 1919, la ville de son enfance est rattachée à la Tchécoslovaquie et sa famille désargentée connaît l’exode. Elle s’installe à Budapest « sans travail, coupée de l’Autriche, donc de l’Occident, toute l’intelligentsia sombrait dans le désespoir » décrit-il. Vasarely s’identifie à une jeunesse exaltée, influencée par les idéaux marxistes fraîchement distillés par la révolution russe. Ces idées sont un des ferments de sa conscience sociale et artistique et traduiront bientôt sa volonté de créer un art accessible au plus grand nombre.

En 1925, inscrit à la faculté de médecine, il est surtout passionné par l’anatomie et l’étude du corps humain. Il apprend de cette expérience rigueur, précision et objectivité. Doté d’une grande capacité de travail, il nourrit une curiosité indéfectible pour les sciences. Après deux ans d’étude, pressé de devenir autonome financièrement et à la faveur d’un petit travail dans une firme pharmaceutique, le jeune homme découvre l’univers de la publicité. Il peint des panneaux pour des vitrines et encarts publicitaires et comprend qu’il peut gagner sa vie en dessinant. Dès lors, ce sont les arts graphiques qui ont les faveurs de Vasarely.

Après un court séjour à l’académie de Budapest, il intègre en 1928 le Mühely (l’atelier), fondé la même année par Sándor Bortnyik (1893- 1977). Ce dernier a fréquenté l’école du Bauhaus à Weimar en Allemagne, dont il reprend les enseignements dans sa propre école dédiée aux arts graphiques et à la publicité. Bortnyik combat la vision bourgeoise de l’art associée à la peinture de chevalet. « L’art pour l’art, non ! l’art fonctionnel, oui ! Ayez un métier avant tout. » répète Bortnyik à ses étudiants qui développent des recherches analytiques basées sur les formes géométriques simples, dans un esprit fonctionnaliste.

Dans cette académie, les arts appliqués sont pratiqués conjointement aux beaux-arts avec l’objectif de diffuser le produit d’une création dirigée vers l’industrie et la publicité. Vasarely y trouve la possibilité de s’affranchir d’une formation académique en embrassant le projet de la « synthèse des arts ». Il découvre avec jubilation l'œuvre de Kandinsky (1888-1942), de Mondrian (1872-1944) et des suprématistes russes comme Gabo (1890-1977) et Malevitch (1879-1935), alors méconnus en Europe. Ceux-ci seront les guides d’un long apprentissage de la peinture.

ARRIVÉE À PARIS, LA PUBLICITÉ

Plastocoat, 1934, huile sur carton, 26,5x21 cm, collection particulière, courtesy Fondation VasarelyPlastocoat, 1934, huile sur carton, 26,5x21 cm, collection particulière, courtesy Fondation Vasarely© fabrice-lepeltier

À 21 ans, Vasarely se sent à l’étroit au Mühely et envisage de poursuivre sa carrière dans une ville plus importante. Il émigre à Paris en 1930.

Fort de son apprentissage chez Bortnyik dont l’enseignement l’a façonné, Vasarely, qui se définit comme un technicien de l’image, réussit avec succès à intégrer le milieu publicitaire parisien. Il travaille pour Havas, Devambez puis chez Draeger, imprimeur à Montrouge, où il se familiarise avec les techniques de l’aérographe.

Dans Plastocoat, une affiche publicitaire de 1934 vantant les propriétés d’un produit industriel anticorrosion, il se démarque des publicités de l’époque souvent en noir et blanc. Cette affiche représente un collage de cheminées d’usines et de bateaux stylisés avec des formes géométriques en aplats de trois couleurs. Elle montre que les leçons sur la construction et la synthèse apprises avec Bortnyik ont bien été assimilées. Dans Étude pour Arlequin, le motif du damier faisant référence à l’échiquier est prétexte à un travail plastique sur l’illusion d'optique.

 

Chaque commande publicitaire est l’occasion pour l’artiste de mener des recherches plastiques qu’il reprend dans sa propre pratique picturale. Les commandes affluent et l’incitent à ouvrir un atelier à Arcueil. Il est secondé par plusieurs assistants exécutant des commandes publicitaires à partir de ses croquis au crayon. Concevoir et faire faire, là, est le modèle hérité des ateliers de peinture italienne et flamande du XVIIe siècle, modèle qu’il a conservé tout au long de sa vie.

NOIR ET BLANC

T.M., 1958, huile sur bois, 160x120 cm, collection particulière, courtesy Fondation VasarelyT.M. 1958, huile sur bois, 160x120 cm, collection particulière, courtesy Fondation Vasarely© Philippe MIGEAT

Depuis le début des années 1950, la galerie Denise René est devenue le repère de ceux, critiques — Charles Estienne (1908-1966), Léon Degand (1907-1958) — et artistes — Jean Dewasne (1921-1999), Emile Gilioli (1911-1977), Jean Piaubert (1900-2002), Serge Poliakoff (1900-1962), Gérard Schneider (1896-1948) — qui se reconnaissent dans l’identité artistique représentée par Vasarely. Cette cohésion est à la fois esthétique et politique. La guerre froide a généré un monde bipolaire en noir ou blanc dans lequel chacun se positionne politiquement à travers l’art. Vasarely n’est pas en reste. Là sont ses sympathies et son engagement social. Vasarely poursuit son ascension. La cooptation par la galerie des artistes danois, Richard Mortensen (1910-1993) et Robert Jacobsen (1912-1993), lui apporte une nouvelle visibilité en 1951 avec l’exposition itinérante Klar Form dans toute la Scandinavie et l’Europe septentrionale. Dans une partie du monde fraîchement sortie de la guerre, la galerie impose son programme et organise des expositions à Milan, Hambourg, Bruxelles, Berne, Copenhague, Liège, Cologne, etc. Vasarely est à l’avant-garde et à l’initiative de nombre de ces projets. Sa peinture se vend encore mal mais il compose en homme-orchestre, entre la direction artistique de la galerie aux côtés de Denise René, son travail de graphiste publicitaire et sa production artistique de plus en plus prolixe.

Vasarely se passionne pour les sciences dites exactes. Il a découvert durant la guerre les travaux du physicien et mathématicien français Louis Victor De Broglie (1892-1987) sur la mécanique ondulatoire. La recherche scientifique en pleine mutation fournit des éléments tangibles qui nourrissent son imaginaire. Vasarely est aussi pressé que son époque, l’oeuvre d’art doit participer de cet élan. Il retranscrit les mouvements des mécaniques ondulatoires en noir et blanc dans le tableau T.M., certainement l’une des dernières oeuvres peintes à l’huile, le plasticien lui préférant l’acrylique plus propice aux aplats et à la rapidité du temps de séchage. Par sérendipité et sans moteur, il découvre qu’en superposant les négatifs de ses photographismes, naissent à la surface du plan des combinaisons de formes aléatoires qui se recomposent à l’infini.

DU CINÉTISME À L’OP ART

CTA 102, 1965, acrylique sur toile, 170x170 cm, Collection d’Art Renault GroupCTA 102, 1965, acrylique sur toile, 170x170 cm, Collection d’Art Renault Group© Adagp, Paris, 2023 – Collection d’Art Renault Group / photographie Georges Poncet

« La bifurcation vers l’image mobile s’effectue à partir de la composition pure, l’avenir nous réserve le bonheur en la nouvelle plasticité mouvante et émouvante. »

Vasarely applique ses recherches aux techniques industrielles. Il produit, en collaboration avec le verrier Saint-Gobain, une série de doubles verres gravés qui inaugurent les œuvres profondes cinétiques. Monastir est l’une de celles-ci. La superposition visuelle du premier plan et du second plan produit un effet moiré.

Un nouveau champ dynamise la sculpture en aluminium Quadrature ; les plans bougent dans l’espace réel. L’art optique est né, l’oeuvre a acquis une dimension nouvelle, la quatrième dimension, l’espace-temps. Il faut du temps au spectateur pour se laisser happer par ces jeux vibratoires, ces formes mouvantes.

Composée d’une grille de 400 cercles en grisaille, déclinés en dégradés de valeurs, CTA-102 est certainement une des œuvres les plus radicales réalisée par l’artiste.

Elle emprunte le fond argent du tableau aux icônes précieuses pour signifier l’infini cosmique que lui inspire la nouvelle découverte d’un trou noir extrêmement lumineux dans la galaxie de Pégase. La matière rencontre l’antimatière, sources de nombreux tableaux à venir.

LE FOLKLORE PLANÉTAIRE, L’UNITÉ PLASTIQUE COMME LANGAGE UNIVERSEL

Beryll, 1963-1965, acrylique sur toile, 160x160 cm, collection particulière, courtesy Fondation VasarelyBeryll, 1963-1965, acrylique sur toile, 160x160 cm, collection particulière, courtesy Fondation Vasarely© Adagp, Paris, 2023 / photographie Fabrice Lepeltier

Un temps persuadé que le cinéma peut donner une autre dimension à son œuvre, Vasarely réfléchit à un système qui lui permette de décupler le format de l’œuvre de chevalet.

Il s’inspire de l’Alphabet plastique d’Auguste Herbin (1882-1960) pour créer le sien qu’il brevette en 1959. Cet alphabet de 30 formes et 30 couleurs permet, à travers de nombreuses combinatoires, des compositions picturales multiples. La grille binaire du damier et les cercles et carrés des œuvres optiques noires et blanches en seront la base.

Avec des formes simples et claires, lisibles par tous sans besoin de références culturelles, artistiques, historiques ou religieuses, il définit un langage plastique universel qu’il veut intégrable à l’architecture pour un embellissement fonctionnel de la ville. Le « Folklore planétaire », comme Vasarely le nomme, identité sociale à l’échelle du monde, permet des possibilités créatives infinies.

C’est l’ère de la multiplicité ; le tableau originel devient un prototype-départ et est décliné par l’artiste sous différents médiums et dimensions, à l’échelle du mur, de l’architecture.

Avec l’aide de son épouse Claire, il conçoit des tapisseries avec la Maison Tabard, lissier à Aubusson, dont Boeing est un bel exemple ; il est sollicité pour des aménagements d’immeubles avec le projet de boîtes aux lettres à Meaux. L’application de l’alphabet fonctionne et cette nouvelle unité plastique est définie par Vasarely comme un multiple en puissance qu’il nomme PLASTICITÉ.

L’ALGORITHME AU SERVICE D’UNE COSMOGONIE UNIVERSELLE

Re-Na, 1968-1974, acrylique sur toile, 180x180 cm, Collection d’Art Renault GroupRe-Na, 1968-1974, acrylique sur toile, 180x180 cm, Collection d’Art Renault Group© Adagp, Paris, 2023 – Collection d’Art Renault Group / photographie Georges Poncet

Les années 1960 constituent une période d’accomplissement pour Vasarely. La société de consommation est insouciante et florissante, les ventes de tableaux s’en portent bien. Le marché de l’art s’est déplacé de Paris vers New York et alors que la Galerie Denise René fait son chiffre d’affaires avec les collectionneurs américains, elle inaugure un nouvel espace à New York en 1971, au numéro 6 West 57 th Street. La galerie se situe en dessous de celle de Sidney Janis (1896-1989) qui représente déjà Vasarely aux États-Unis. Désireux de se libérer de sa relation avec les galeries qu’il vit comme une contrainte, Vasarely ouvre son Vasarely Center à New York en 1978, une année avant le second choc pétrolier qui aura raison de cette aventure.

À l’écart de cette agitation du marché, Vasarely a su inventer sa propre cosmogonie. Son monde est un univers complet qui se nourrit de son histoire picturale. De la tableauthèque, constituée de l’ensemble de ses prototypes-départ, il recompose et assemble pour créer les formes d’une peinture nouvelle. Des algorithmes engendrés par l'Alphabet plastique aux dernières œuvres, il modélise des structures universelles, de la cellule à la galaxie. Vasarely voit le monde comme un tout ; chez lui il n’existe aucune frontière, ni entre les hommes ni entre terre et ciel.

 

Plasticien, Vasarely est aussi un infatigable chercheur. Sa vie durant, il a rassemblé le public grâce à son art et ses dernières séries ont eu un formidable impact sociétal. La peinture Re-Na s’adresse à ce qu’il y a de plus intime en nous. Introspectif, le tableau s’ouvre sur un univers fantasmé et inconnu.

Zèbres-A, 1938, encre de Chine et huille sur papier, 49x60 cm, Fondation Vasarely, Aix-en-Provence - Image en taille réelle, .JPG 736Ko (fenêtre modale)Zèbres-A, 1938, encre de Chine et huille sur papier, 49x60 cm, Fondation Vasarely, Aix-en-Provence© Adagp, Paris, 2023 – Fondation Vasarely, Aix-en-Provence / photographie Fabrice LepeltierVue extérieure du Centre architectonique, Aix-en-Provence, 1976 - Image en taille réelle, .JPG 9,36Mo (fenêtre modale)Vue extérieure du Centre architectonique, Aix-en-Provence, 1976© Ministère de la Culture – Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Dist. RMN-Grand Palais / Photographie Willy RonisKroa MC, 1970, aluminium anodisé sur bois, 50x50x50 cm, collection particulière, courtesy Fondation Vasarely - Image en taille réelle, .JPG 273Ko (fenêtre modale)Kroa MC, 1970, aluminium anodisé sur bois, 50x50x50 cm, collection particulière, courtesy Fondation
Vasarely
© Adagp, Paris, 2023 / photographie Fabrice Lepeltier
Vega Blue, 1970, acrylique sur toile, 160x160 cm, Collection d’Art Renault Group - Image en taille réelle, .JPG 7,30Mo (fenêtre modale)Vega Blue, 1970, acrylique sur toile, 160x160 cm, Collection d’Art Renault Group© Adagp, Paris, 2023 – Collection d’Art Renault Group / photographie Georges Poncet